Arrêt sur image



UN de mes bons amis, profitant d'un voyage aux Etats-Unis pour raisons professionnelles, décida avec son épouse de pousser une pointe jusqu'aux étendues désertiques du Dakota du Sud, terres qui autrefois avaient été l'apanage des hommes rouges des plaines.
Le Dakota du Sud offre quelques curiosités pour l'amateur éclairé telles que, par exemple, la ville de Deadwood où fut froidement abattu Wild Bill Hicock, une des légendes de l'Ouest, ou encore le monument de Wounded Knee, lieu de la dernière grande bataille que livrèrent les indiens contre les envahisseurs blancs en 1890.
C'est précisément en ce dernier lieu que mes amis firent une rencontre un peu inattendue. C'était en avril. La neige éclaircissait encore le sol par endroit et le vent résonnait aux oreilles. A leur arrivée, c'était on ne peut plus désert. Pas une âme qui vive à la ronde. Ils se tenaient sollenellement devant le monument, elle un peu en retrait, lui essayant de graver cet instant magique dans sa mémoire, lorsqu'ils remarquèrent sur le dessus d'un versant quelques bicyclettes. L'une d'elle se détacha du groupe et s'approcha du momunent et mes amis purent observer plus attentivement celui qui la chevauchait. C'était un jeune indien. Un adolescent. Il était grand et fier comme peuvent l'être les Sioux ou les Ogalas. Un peu hésitant, il demanda à mon ami dans un anglais machouillé s'il savait ce que la pierre représentait. Ce dernier lui répondit la vérité, à savoir que lui-même était depuis longtemps passionné par les tribus indiennes, particulièrement celles des plaines, et que, si il ne doutait pas de l'immense impact de ce monument sur les indiens d'aujourd'hui, il était également certain que cela l'interpellait lui aussi, au plus profond de lui-même, sans qu'il puisse définir exactement de quelle façon. Se trouver là, dans ce lieu historique, le touchait beaucoup.
A un moment donné de la conversation, le jeune indien fouilla dans un sac accroché à la bicyclette et en sortit quelques feuilles qu'il montra à mon ami. C'était des plans qui provenaient de son établissement scolaire et qui indiquaient les différents endroits stratégiques de la bataille de Wounded Knee. Le jeune indien les lui offrit tout en lui commentant les grandes lignes de la bataille.
Lorsqu'il eut terminé, l'indien resta là sans rien dire, déroutant quelque peu son interlocuteur qui ne dit rien non plus. Un long silence s'installa entre-eux. Ce qu'on appelerait chez nous sans mauvais jeux de mots "un blanc dans la conversation". Mon ami était embarassé, plutôt mal à l'aise, tandis que le jeune adolescent, lui, ne semblait pas du tout affecté par cette situation. Impassible, il observait sans ouvrir la bouche
En vérité, il faut savoir que la culture indienne est ainsi faite que ces passages vides dans une conversation ne gênent en aucune façon les différents intervenants. Ils prennent cela avec naturel et ne semblent même pas le remarquer. Un étranger a beau le savoir, lorsqu'il est dans le bain, il n'a qu'une envie: se dépétrer de ce qu'il estime être un mauvais pas. On n'échappe pas à son passé.
Ainsi, pour mettre fin à ce silence qu'il jugeait pesant, mon ami lui dit alors :
"Il fait encore froid pour la saison. Le vent est fort. Crois-tu que cela va s'arranger dans les prochaines semaines ?"
Le jeune indien le fixa plus attentivement, visiblement interloqué par la question.
- Dire le temps ? Je ne comprends pas pourquoi ? déclara-t-il avec un regard qui soulignait la futilité d'une telle remarque. De toute façon, personne ne peut dire cela ! Tu...tu le peux, toi ?
Mon ami ne put s'empêcher de rougir. Balayé d'un coup nos petites grenouilles, nos météorologues à la mode, notre savoir moderne. Une question banale, normalement sans incidence, qui en Europe aurait débouché sur une réponse tout aussi banale mais qui, ici, dans cet endroit magique avait amené une réplique qui résumait à elle seule un syllabus sur l'étude des civilisations.
Non, mon ami, pas plus que son interlocuteur, ne pouvait prévoir le temps. Non, mon ami n'était pas un sorcier !
A cet instant précis il le regrettait d'ailleurs amêrement. Cela lui aurait permis de creuser son petit trou et de s'y enfuir pendant un petit bout de temps.


Le dessin qui illustre ce texte est emprunté à l'album "Celui qui est né deux fois - 2. La Danse du Soleil". édité chez "Le Lombard".
Il est utilisé sans but lucratif et reste la propriété de l'auteur Derib et de l'éditeur.